jeudi 19 mars 2020

COVID-19 - Les risques des navires de croisières

Notre amie Sandrine et son conjoint Jean-Paul viennent de rentrer en France après un voyage chaotique dans les Caraïbes. Sandrine a pris le temps de relater leur aventure à bord du bateau Costa Magica. Je vous invite à lire son texte ci-dessous. Bien sûr, la situation provoquée par la pandémie du COVID-19 est exceptionnelle, cependant l'expérience décrite par Sandrine nous oblige à réfléchir au potentiel des catastrophes appréhendées sur ces immenses bateaux de croisières qui sillonnent les mers du monde. Souvenez-vous du Costa Concordia qui fit naufrage en 2012, à proximité de l'île du Giglio, au large du littoral sud de la Toscane et de l'incompétence de son capitaine.

Costa Magica - 3470 passagers

TÉMOIGNAGE
Dimanche 15 mars 2020 - Un jour à jamais gravé dans ma mémoire


Par Sandrine TEISSIER
Cabine 8219, Croisière Caraïbes sur le Costa Magica du 6 au 20 mars 2020
06.79.17.11.99 teissiersandrine@free.fr

Ce dimanche matin, les horaires du petit-déjeuner ont changé. Je comprends que des départs matinaux sont prévus. La nuit a été calme à bord, aucune annonce beuglante dans les haut-parleurs. Dès mon réveil, je me précipite à notre « boîte aux lettres », juste à l’entrée de la cabine, pour voir si des étiquettes bagages nous ont été distribuées. Et surtout en connaître la couleur. Alain et Jérôme, deux copains rencontrés sur le bateau, avaient eux reçu des étiquettes orange et sont partis hier après-midi, comme beaucoup d’autres passagers. Cinq bus au total. Escortés jusqu’au tarmac, rapatriés en avion sanitaire jusqu’à Paris Charles de Gaulle. Je ne sais pas à quoi correspondent les couleurs, mais j’ai hâte de connaître celle qui nous est attribuée. Rien.
Mon mari et moi nous présentons au restaurant Esméralda vers 7 h 15. Habituellement, nous ne faisions que dîner dans ce restaurant. Depuis 2 jours, nous devons y prendre tous nos repas. Mes jambes sont encore tremblantes et je me sens toujours nauséeuse. Avant-hier, j’ai fait un pic de fièvre, ce qui m’a procuré une immense fatigue, de grosses douleurs dans les jambes et dans le dos. J’ai bien cru que ma tête allait exploser. C’est vrai que je tousse (un peu et sec) depuis deux jours, mais je ne pensais pas que cela évoluerait ainsi ! À 18 h, la mort dans l’âme et après avoir tenu bon toutes ces heures, je fais mon sac pour descendre à l’infirmerie. En cette période de pandémie, je suis certaine d’être confinée. Je suis à bout de force, je ne tiens plus debout. Appuyée tout contre mon mari, foulard sur les trois quarts du visage, je me laisse guider jusqu’au niveau 0. Des gens attendent dans le couloir. La porte de l’infirmerie est ouverte, nous entrons. Je m’écroule sur une chaise. Un homme en blanc vient vers moi. J’en déduis qu’il est infirmier. Son regard noir n’est pas aimable. Sa voix dissimulée par son masque, et sans doute mes acouphènes, laisse percevoir un anglais au très fort accent italien. Il veut connaître mes symptômes. J’explique alors. Il me rabroue, m’envoie faire la queue dans le couloir après tout le monde et va chercher la personne suivante. Mais la personne suivante ayant assisté à la scène insiste pour que je sois prise en priorité. C’est donc mon tour. Je suis conduite dans une petite salle d’examen où le docteur, gants bleus aux mains, s’affaire entre un grand registre papier et son clavier d’ordinateur. Je dois m’asseoir sur la table d’examen au papier déjà froissé. L’infirmier prend ma température et ma tension, et part. Les deux hommes baragouinent en italien. Il revient avec un test de grippe, il me cure la narine droite, et s’en retourne avant de s’éclipser de nouveau. Il me prépare un doliprane effervescent. Je me demande comment je vais pouvoir l’avaler, j’ai tellement envie de vomir... J’attends. Je dois faire un effort surhumain pour me tenir droite, je voudrais tant m’allonger. Je regarde ce que fait l’infirmier, pensant qu’il va encore s’occuper de moi. Non, il change les poubelles. Et à mon grand soulagement, il jette ses gants lorsqu’il a terminé. Au bout de quelques minutes qui me paraissent bien longues, le médecin daigne venir à moi. Toujours avec ses mêmes gants, il me touche, m’appuie sur les sinus du front qui me font un mal de chien, regarde ma gorge avec une petite lampe et un abaisse-langue, puis recherche des ganglions dans mon cou. J’en profite pour faire un «focus» sur son badge: il s’appelle Dominico. Il retourne s’asseoir et tape sur son clavier. Le téléphone sonne, il répond et à ce moment seulement, il enlève un premier gant, celui de la main droite, puis celui de la main gauche. Je ne vais vraiment pas bien, mais personne ne me voit. Toujours jambes pendantes, je sens que des spasmes vomitoires sont imminents aussi tente un : « excuse me, I want to vomit...» et on me tend un petit sac plastique bleu dans lequel mon estomac vide du matin se déleste. Et j’ai toujours ce doliprane à boire! Petite gorgée par petite gorgée, je m’y résigne, au prix d’un nouvel effort, mon petit sac bleu à la main. Puis, le médecin s’adresse à moi. Enfin! J’ai une sinusite sèche aiguë. Je ne savais même pas que ça existait. Je demande si j’ai de la température. Oui, 39. Je demande le résultat du test de la grippe : négatif. Une piqûre d’antibiotiques/cortisone, quelques médicaments en poche et 148.92 € plus tard, je peux repartir à ma cabine, toujours au bras de mon mari, infiniment soulagée de ne pas être confinée. Dans le couloir, un monsieur râle en me regardant, je ne sais pas vraiment contre quoi et de toute façon, je n’ai pas la force de l’écouter, il me tarde de me coucher.
Donc en ce dimanche 15 mars, nous rejoignons le restaurant Esméralda. C’est un buffet. Mon mari m’installe à la grande table ronde que le serveur nous indique, en plein milieu de la salle. Deux Allemands sont déjà attablés. Il y a encore beaucoup de monde malgré les passagers débarqués la veille et le brouhaha de la salle est infernal. Les odeurs me donnent la nausée, et lorsque mes yeux s’attardent sur les assiettes de mes voisins de table, je me sens défaillir. Je respire profondément, j’appelle toutes mes forces, je reste assise, les coudes sur la table, le nez dans une serviette. Un jus de fruit et un peu de yaourt réussiront cependant à trouver grâce à mes yeux. Nous rentrons en cabine. Toujours pas d’information au sujet de notre départ. Je me couche et m’endors 10 min.
À 9h, je suis en ligne sur mon portable avec ma grande fille lorsque le téléphone de la cabine sonne. Mon mari répond. Je dois descendre pour procéder au test du coronavirus. Je suis surprise, pourquoi ne pas me l’avoir fait faire voilà 2 jours quand je suis allée à l’infirmerie? J’abrège donc la conversation et me voilà à redescendre au pont 0, toujours au bras de mon mari. Je vais mieux maintenant, j’ai retrouvé quelques forces. Il y a déjà 4 personnes devant moi et d’autres arrivent encore. Au moins 5 ou 6. Et toutes ont été appelées pour venir passer ce test. Nous faisons la queue patiemment, dans le couloir, face à la porte de l’infirmerie. J’ai le temps d’observer les nombreux membres de personnel, tous philippins, qui entrent et sortent. Je prends alors conscience que l’infirmerie sur un tel bateau ne chôme pas.
Au bout de 15 min, l’infirmier, celui qui m’a si gentiment reçue voilà 2 jours, apparaît et nous renvoie tous en cabine, car le médecin de l’île n’est pas encore arrivé. Dans le couloir, nous croisons Vincent, notre valet de chambre, adorable, qui nous admit avoir déposé une enveloppe dans notre cabine. Au même moment, une annonce hurlante en 5 langues. Chacun des 5 représentants, Italien, Anglais, Français, Allemand et Espagnol, prend la parole. La voix directive de Maxime, qui joue au petit chef, me hérisse, comme à chacune de ses prises de paroles d’ailleurs. Le ton qu’il met pour chacune des annonces est tellement condescendant. Même lorsqu’une annonce est faite en allemand, pourtant Dieu sait si cette langue est gutturale et dure à l’oreille, l’annonce est infiniment plus agréable à écouter.
L’annonce concerne justement ces enveloppes, tout juste distribuées. Il nous est aussi demandé de mettre immédiatement nos bagages devant la porte de notre cabine, ils seront ramassés, puis nous les retrouverons à Paris. À la hâte, nous découvrons donc le contenu de cette enveloppe. Nos étiquettes de bagages sont blanches, nous quitterons le navire à 12 h 30 pour un vol sanitaire jusqu’à Roissy Charles de Gaulle à 15 h 30. Nous ramassons nos derniers effets et bouclons nos valises avant de les déposer devant la porte. Je présume que nous devrons, nous aussi, rentrer par nos propres moyens, une fois à Paris. C’est bien la peine de partir en vol sanitaire ! Si nous sommes contaminés, le virus aura son point de chute à Roissy puis se disséminera partout en France.
Il est tout juste 10 h lorsque la sonnerie du téléphone de la cabine retentit à nouveau. C’est mon mari qui prend l’appel : on m’attend pour le test du coronavirus. Immédiatement, mon mari et moi-même empruntons le chemin de l’infirmerie que nous connaissons maintenant par cœur. La porte est fermée et la mention « CLOSED » figure en gros et en rouge, à la hauteur des yeux. Je m’apprête à prendre une photo pour preuve, j’ai la sensation d’être prise pour un jouet, quand un passager arrive et ouvre la porte pour pénétrer dans l’infirmerie. Ce n’est pas indiqué, mais même avec la mention « fermé », c’est ouvert. Donc, j’imite cette personne et me voici de nouveau à l’intérieur. Personne pour nous recevoir, nous les passagers appelés. Nous nous asseyons sur les quelques chaises en prenant soin de respecter un espacement d’un mètre entre nous et certains constitueront une queue dans le couloir, faute de place à l’intérieur. Un monsieur revient, il vient de faire le test. C’est « le râleur » de l’autre jour. Et il continue à râler en attendant de revoir l’infirmier pour obtenir je ne sais quel papier. Il est furieux d’avoir eu à payer plus de 200 € voilà 2 jours pour sa consultation et ses médicaments. Au passage, il me dit que ce matin encore, il avait 39 de fièvre. Il tousse gras, aussi je prends soin de bien me couvrir nez et bouche avec mon foulard. Un membre du personnel habillé en tenue de cuisine passe soudain la porte de l’infirmerie. Au même moment, l’infirmier apparaît lui aussi. Nous ignorant, ce dernier s’adresse en anglais au jeune cuisinier lui reprochant de ne pas être venu avant 10 h et lui demande de repartir. Je suis enfin appelée et conduite dans la même petite salle d’examen que la fois précédente. Mais comme j’ai les idées plus claires, j’ai tout loisir de constater, malgré le peu de chemin parcouru, un nombre important de personnes, toutes philippines, fréquentant l’hôpital de bord, parquées en chambre ou allant et venant... Je suis accueillie par 2 médecins français dépêchés du CHU de Pointe-à-Pitre, très gentils. C’est drôle comme un simple « bonjour madame » me redonne l’impression d’exister. Un est assis au bureau à côté de « Dominico », le fameux médecin italien vu deux jours plus tôt, toujours affairé sur son clavier, il ne me regarde pas. Et l’autre se tient debout. Je comprends que c’est lui qui va pratiquer le test. Je m’assois sur la table d’examen, jambes pendantes toujours, face à la porte d’entrée cette fois. Il me demande de regarder le haut de la porte. Pendant ce temps, il insère dans ma narine droite comme un très long coton-tige. Il doit l’enfoncer bien profond me dit-il. Les secondes sont longues. Je n’avais pas imaginé que le test se ferait de la sorte, heureusement, j’y serais allée à reculons. Je suis enfin soulagée lorsqu’il ressort son bâtonnet, mais ce n’est que de courte durée, car déjà il en enfonce un autre dans la narine gauche. Mes, mais agrippent la table par l’arrière, je la serre de toutes mes forces, ferme les yeux et attends que ça se passe. Quelques secondes plus tard, je suis libérée, résultats à 17 h.
À 17 h ? Comment ça à 17 h ? On a un avion à 15 h 30. Je lui demande et lui explique pour mes bagages déjà partis, mais il me dit qu’il ne sait pas, qu’il ne connaît pas l’organisation. Ahurie, je salue ces messieurs et repasse par la case « accueil infirmerie » pour obtenir des informations. Je dois attendre, car il n’y a personne. Accoudée au comptoir, je fais signe à mon mari resté à l’extérieur que tout va bien et frotte mon nez endolori. Enfin, un autre docteur - jamais vu encore - arrive. Je lui demande une prise de température. J’ai 37. Je me fais ensuite confirmer l’heure des résultats, et lui explique que je suis censée partir aujourd’hui. Il me répond que je ne peux pas partir et que je dois retourner en cabine et y rester. Je pose donc la question au sujet de mes bagages. En effet, si je dois rester là et prendre l’avion suivant (il y en a-t-il un seulement?), je ne veux pas que mes valises partent à Paris. Sans dire un mot, il compose un numéro sur le téléphone et me le passe. Je ne sais donc pas à qui je parle, mais j’explique à nouveau la situation. Mon interlocutrice me demande mon numéro de cabine et me dit qu’elle s’occupe de me faire retourner mes valises. Je lui demande à quelle heure est le prochain avion, elle me répond que l’avion de 15 h 30 est le dernier. Un vent de panique m’envahit alors. Nous n’allons quand même pas rester là alors que tout le monde sera parti ? En même temps, peut-être naïve, je me dis que je ne dois pas être la seule dans ce cas vu toutes les personnes présentes au test le matin même ! Inquiets, nous remontons au pont 8 où nous avons la cabine. Une fois encore, nous rencontrons le jeune Vincent et l’informons du retour - certainement imminent- de nos bagages, puis descendons finalement au pont 3, pour tenter de trouver quelqu’un en uniforme. Quelqu’un qui pourrait m’apporter une réponse. Le pont 3, c’est un lieu central où il y a la réception, le comptoir des excursions, quelques bureaux, un grand bar lounge, etc. Dans un coin du bar, un homme d’une petite quarantaine en pantalon de costume, chemise blanche et cravate est au téléphone. C’est la première fois que je le vois. J’attends poliment qu’il ait terminé avant de l’aborder en anglais : « bonjour, excusez-moi de vous déranger, j’ai un problème, je suis supposée partir, mais comme je viens de faire le test du covid-19... » . Je ne peux pas terminer ma phrase, que déjà, il me coupe :- You musn’t be there, go back to your cabin ! Stay in your cabin ! (vous ne devez pas rester ici, retournez à votre cabine. Rester dans votre cabine !)
C’est toute l’amabilité avec laquelle il est capable de répondre. Excédée, je lui tiens tête et lui dis que non, je ne veux pas retourner dans ma cabine, j’ai un problème et je veux une solution. Mais il persiste :
- Go back to your cabin ! Now ! J’éclate et je crie : Nooooooooo !

Aussitôt, il me demande mon numéro de cabine. Je refuse de lui donner. Mon mari qui se tient près de moi, sa carte Costa pendue au cou (la carte Costa est la pièce d’identité de chaque passager à bord) tente de me calmer. L’homme bondit furieux et se saisit de la carte pour trouver le numéro de cabine et compose un numéro sur son téléphone tout en me disant que si je n’allais pas en cabine, il me confinerait. Nos éclats de voix interpellent quelques passagers assis au bar. Une jeune femme se lève et vient vers moi en me demandant ce qu’il se passe ? Je ne suis pas du genre à étaler mes problèmes à tout le monde, je ne connais pas cette personne, mais, cherchant du réconfort, je lui confie mes inquiétudes par rapport à ma situation qu’elle comprend parfaitement. Nous échangeons quelques mots, elle m’apprend que le monsieur avec lequel je viens d’avoir une altercation s’appelle Pompeo CAVALLO, c’est le Guest Relation Manager. Je suis abasourdie, je me demande où il a pu être formé pour parler de la sorte à ses clients. J’apprends aussi qu’elle fait partit du collectif qui s’est constitué depuis que nous sommes à bord, tous tellement déçus, frustrés, fâchés par tant d’incompétence et d’irresponsabilité de la part de Costa dans un contexte, au combien exceptionnel, de crise sanitaire. Du coup, je lui demande de m’inscrire dans le groupe de conversation du collectif. Alain et Jérôme m’en avaient parlé. Elle m’enregistre et quelques instants plus tard, je peux commencer à lire les échanges du groupe. C’est clair, notre bateau n’aurait jamais dû partir. La croisière aurait dû être annulée. Tout le monde est du même avis. La semaine d’avant pourtant, alors que nous étions déjà en Guadeloupe mon mari et moi, nous avions vu aux infos que l’île de Ste-Lucie avait refusé le débarquement des croisiéristes par peur de propagation du virus. Même à la veille de partir, j’avais appelé le représentant Costa au bureau de Pointe-à-Pitre (Tropical Tour Emergency) pour demander si elle était maintenue, il m’avait répondu oui, qu’il n’y avait pas de problème. J’avais également posé la question au sujet des denrées alimentaires dans les bagages (nous avions acheté des rhums arrangés, des confitures, des bananes séchées, des épices, des essences de vanille et de cannelle, etc. pour ramener à nos familles et amis en France), car je venais de prendre connaissance de cette information. La dame m’avait dit que je n’avais pas le droit de monter à bord avec toute cette nourriture, pour éviter tout risque sanitaire. Nos amis de Capesterre se sont alors gentiment proposé de nous garder nos 10 kg de souvenirs alimentaires. Nous devions les revoir le 20 mars en rentrant de cette merveilleuse croisière tant attendue, passer la journée ensemble avant de prendre notre avion de 21 h 25. D’après le site de la poste, un renvoi de ce colis à mon domicile va me coûter une cinquantaine d’euros.

Toujours est-il que le temps de ce bref échange, le Sieur CAVALLO en profite pour disparaître. Je ne le reverrai pas. Nous déjeunons à 11 h 30 aujourd’hui, comme presque tout le monde. Une nouvelle fois, le restaurant Esméralda est bondé. Une nouvelle fois, nous sommes tous regroupés et une nouvelle fois, ce brouhaha m’est insupportable. Je n’ai pas faim, je suis excédée par l’incertitude, contrariée de ne pas avoir de réponses et fatiguée aussi. Installés face à la fenêtre, le regard fixé vers le loin, je tente de manger un peu de salade, mais déjà, je sens des larmes couler doucement sur mes joues. Je les sèche discrètement et attends patiemment mon mari avant de remonter en cabine. Les annonces beuglent. L’évacuation des passagers commence. Pont par pont. Dans toutes les langues, le message est le même : TOUS les passagers doivent sortir. Le petit chef Maxime insistera même : « Je répète, tous les passagers doivent quitter le navire ». Partagée entre la discipline de rester en cabine - puisque c’est ce qui m’a été expressément demandé- et obéir à cette annonce, je mets du temps à me décider. Mon mari pense que nous devons nous présenter au débarquement, moi j’ai peur qu’on se fasse refouler. Toutefois, après de longues minutes de réflexion et de discussion, et après au moins 8 annonces identiques, toujours en 5 langues, insistant sur le fait que TOUS les passagers devaient débarquer, j’accepte de descendre. Nous prenons nos petits sacs à dos (nos bagages à main) et nous revoilà au pont 0, pour sortir. Il est 13 h environ. L’infirmier se tient devant moi. Il me reconnaît. Il me dit : - You came this morning for the test ? (vous êtes venue ce matin pour le test ?) Je hoche la tête. À cet instant, l’enfer commence. Jusqu’à maintenant, ce n’était que cacahuètes.
- You must stay in your cabin ! me lance-t-il. Go back upstairs ! (vous devez rester dans votre cabine ! Retournez en haut !) C’est exactement ce que je craignais. Je lui demande donc pourquoi ? Il me répond que même si je suis négative au test, je devais rester à bord au moins 2 jours, c’est le protocole. Je le regarde, perplexe. Les mots me manquent. Soudain devant moi, une, puis deux, puis trois personnes qui ont elles aussi passé le test le matin même, croisées à l’infirmerie, sortent. Visiblement, le protocole n’est pas pour tout le monde. Je lui fais remarquer. Il ne sait plus quoi dire. Problème de langue ou problème d’arguments ? L’histoire ne le dit pas. Il m’envoie vers Maxime, le représentant français, juste là derrière, près du portique de sécurité. C’est la première fois que je me trouve face à lui. Je suis son deuxième cas. Une pauvre dame toute seule et toute paniquée, les yeux rougis a elle été bipée en rouge au moment de la descente du navire... Tout se passe presque simultanément. J’explique au chef Maxime ma situation. D’emblée, il me répond que je dois rester à bord, mais que mon mari peut sortir. Quelle audace ! Mon mari objecte et dit qu’il reste avec moi. Le docteur n°2 passe, je l’interpelle, je lui demande pourquoi je ne peux pas sortir. Il me répond que ce n’est pas lui qui prend les décisions. J’argumente auprès de Maxime par rapport aux personnes ayant passé le test le matin même et vues en train de sortir. Il part à la pêche aux infos à l’infirmerie. Pendant ce temps-là, la petite dame me raconte qu’elle vient d’être séparée de son groupe d’amis. 39 ont pu partir sauf elle. Pas étonnant qu’elle soit dans cet état. Maxime revient vers nous et nous dit que nous restons bien à bord et que nous irons avec eux tous (l’équipage), en Europe, à Gênes. Et il me rétorque même qu’on doit s’estimer heureux, car nous allons avoir 970 membres d’équipage pour nous tout seuls. Nous voilà séquestrés. J’hallucine, je suis en plein cauchemar. Je vais bientôt me réveiller...
Pas du tout. Désespérée, désarmée, je me mets sur le côté et me mets, en première instance, à pleurer. Puis, dans un regain rapide de lucidité, mais tout en sanglotant, je lance un appel de détresse sur le groupe du collectif et sur mon Facebook. Les réponses sont imminentes. Une certaine Steph me dit d’appeler le préfet et me donne ses coordonnées.
Appeler le préfet ? Bon sang ! À cet instant précis, je pense qu’il s’agit d’un conseil en l’air, quelqu’un qui lance ça de but en blanc sans savoir de quoi il retourne. Mais les choses s’accélèrent, Maxime me demande de remonter en cabine. La petite dame est également priée de rejoindre la sienne. Nous refusons, alors, dans un dernier sursaut, je tente le tout pour le tout. J’appelle le préfet. Je m’isole dans les escaliers, si tant est qu’ils puissent être isolés, car tout le monde est toujours en train de descendre. Jean-Michel Jumez me répond en personne. Je n’y crois pas. Je pleure à chaudes larmes l’implorant de nous délivrer. Je sens immédiatement que mon appel au secours est pris sérieusement. Ce monsieur me rappelle 3 fois, s’inquiétant de la tournure des événements. La dernière pour me demander notre position dans le navire et d’y rester. Ayant été chassés des escaliers, nous montons au calme, dans le salon du bar du pont 3, à la recherche d’une prise pour recharger mon téléphone dont la batterie menace de me lâcher. Les serveurs philippins sont en grand nettoyage. Le bar prend déjà une étrange allure. Nous l’avons connu si animé. Juste après ce dernier appel, la fameuse Steph m’appelle. Sa voix me réconforte. Ses propos aussi. Elle m’informe qu’un médecin de l’ARS va monter à bord pour venir nous chercher. Elle me dit de tenir bon. Il paraît
qu’il y a encore un monsieur à bord dans la même situation que nous. J’envoie mon mari essayer de le trouver et de le ramener ici avec nous pour rester groupé.
Pendant ce temps, sur mon Facebook, les encouragements s’entrecroisent dans une gigantesque chaîne de solidarité et mon appel de détresse se partage vers les pages des médias, mon numéro de tél. à l’appui, mais personne ne m’appelle, aucun ne réagit. La petite dame pleure. Je vais vers elle pour la rassurer, je lui explique toutes les actions en cours pour nous libérer. On entend les turbines du moteur, j’ai peur que nous levions l’ancre. Mon mari apparaît soudain. Il vient nous chercher. On va sortir. C’est un monsieur en polo rouge qui lui a dit. Nous nous précipitons tous les 3 dans l’ascenseur, niveau 0 demandé. Je sors en trombe et me retrouve face à un polo rouge. C’est le médecin de l’ARS. Il m’indique la sortie et me dit « on se parlera dehors ». Ni une, ni deux, je passe le portique de sécurité et gagne l’air libre enfin suivie de mon mari et de la petite dame. Le sous-préfet est à l’autre bout de la passerelle avec son directeur de cabinet, je bredouille des mercis à tout va, et nous sommes immédiatement pris en charge par la care team de Costa. J’éclate en sanglots, soulagée de ce dénouement. J’ai la très étrange sensation d’avoir été kidnappée puis relâchée. Celle de sortir de détention aussi. Retrouver la liberté a comme un goût de miel. Je n’avais jamais mesuré à quel point elle était précieuse.
Dans le hangar qui nous abrite maintenant, nous sommes rejoints par Nicolas, une autre personne dans notre cas, descendue juste après nous. Et aussitôt descendu, la passerelle remonte et le navire prend le large pour laisser sa place au Costa Favolosa, un autre paquebot de la flotte Costa avec 2 cas avérés à bord également... Le dispositif est impressionnant : la croix rouge est là et nous distribue de l’eau. Une équipe du Samu est présente également et deux adorables agents femmes de la Police des Frontières. Le médecin au polo rouge nous rejoint, il ne comprend pas ce qui s’est passé, car Costa n’avait, paraît-il, pas le droit de nous ramener à Gênes. Il pense que nous avons dû nous retrouver dans un système par erreur... Je ne pourrais pas m’empêcher d’être très sarcastique si je commentais cet argument, je préfère m’abstenir et retenir que c’est ce monsieur en polo rouge qui est venu nous délivrer de nos chaînes.
Pendant 3 heures, nous restons là, en attente d’une solution pour nous rapatrier. Mais peu importe, l’important est d’avoir réussi à mettre pied à terre. Tour à tour, les agents des diverses autorités reviennent vers nous. Ils prennent soin de nous. Nous ne sommes plus seuls. Au sens propre comme au sens figuré, car bientôt le Costa Favolosa débarque ses passagers par vagues. Aussitôt sortis, aussitôt parqués parmi nous durant une dizaine de minutes. Monsieur le sous-préfet et madame la directrice du Samu se relaient au micro et alertent la population fraîchement débarquée sur les risques du virus et formulent à chacun une demande expresse de confinement.
C’est la chef de la Police des Frontières qui nous annoncent la bonne nouvelle. La care team de Costa vient de nous trouver un vol pour Paris Orly à 21 h 25 ce soir. Nous voyagerons sur Level, en classe premium. Un agent Costa nous attendra à l’arrivée pour nous guider vers notre vol pour Marseille et Toulouse (mon mari, la petite dame et moi allons à Marseille, Nicolas partira sur Toulouse). Je m’interroge : mais pourquoi en vol régulier alors que tous les autres ont dû emprunter un vol sanitaire ? 3 d’entre nous sont négatifs au test, mais qui dit que mon mari n’est pas porteur? Nous sommes conduits en taxi privé, toujours accompagnés par un agent de la care team, ce que nous apprécions particulièrement. Étant tous les quatre sans nouvelle de nos valises, il fait des recherches.
A priori, elles sont au bureau des bagages perdus. Il nous emmène donc et un monsieur nous montre les valises arrivées ce jour dans son bureau. Là, déception, ce ne sont pas les nôtres. Je reconnais les étiquettes Costa, et je sais déjà que certains vont avoir des surprises en arrivant à Paris.
Nous rentrons donc par le vol de nuit, la clim est à fond, j’ai terriblement froid. Et je suis épuisée. Je n’arrive pas à me concentrer sur autre chose que sur mes pensées. Je revois le film de la journée pour la 150 millième fois et comme à chaque visionnage, je pleure. Encore et encore. Que se serait-il passé si nous étions restés en cabine ou docilement remontés en cabine? Que se serait-il passé si cette femme n’était pas venue vers moi le matin même ? Si on ne m’avait pas donné le numéro du préfet ? S’il n’y avait pas eu l’altercation verbale avec le Guest Relation Manager ? Je crois qu’à chacune de ces questions convient la même réponse : nous serions toujours à bord. Alors, je pleure, encore et encore. Je déploie tout ce que je peux pour me calmer, je respire par le ventre, je souffle bien... Puis mon esprit s’évade à nouveau, je n’arrive pas à le retenir. Je repense cette fois au jour de la « révolution » sur le bateau, c’était mercredi 11 mars. Des centaines de passagers ont manifesté leur mécontentement, car aucune île n’acceptait le navire au port. Il était quand même prévu que nous fassions une escale par jour ! Alors, royalement, à chaque escale manquée, le commandant était fier de nous annoncer qu’une compensation financière de 100e par cabine et à dépenser à bord nous serait créditée sur notre carte Costa. Comme si 50 € par personne pouvait compenser tous ces kilomètres et tout cet investissement financier pour aller dans les Caraïbes ! La déception, la frustration et probablement la colère aussi ont généré ce mouvement qui donne finalement lieu à ce collectif. Mon mari et moi étions toujours près de la piscine du toboggan, un peu à l’écart, à chercher un peu de calme. Il faut dire que les animations menées par des Italiennes sont vraiment bruyantes. Donc, nous n’étions pas avertis de ce qui se tramait... Et depuis le jeudi 12 mars, jour supposé du débarquement en Martinique, notre bateau fut mort. Plus de musique, plus d’animation, plus rien. Les pauvres gens qui devaient débarquer ! Je me souviens : à 6 h 37 on les réveille avec une annonce comme quoi il doivent mettre leurs valises devant la porte de leur cabine et à 19 h, on leur demande de réintégrer leur cabine, après avoir attendu toute la journée! Une histoire d’autorisation sanitaire... cela veut dire que, jusqu’à 19 h, le commandant avait donc espoir de faire monter quelque 400 nouveaux passagers qui devaient prendre les cabines faites à blanc, plutôt que de débarquer des gens (info maladroitement corroborée par Maxime). Quelle honte !... Je me souviens aussi que le lendemain, le vendredi 13, le personnel portait à présent un masque et des gants, que les transats, piscines et jacuzzis étaient condamnés, que les boutiques étaient fermées et surtout que l’accueil lui aussi était fermé. Plus possible de trouver un interlocuteur. On aurait dit que les responsables avaient quitté le navire. Et quelle ne fut pas ma rage ce jour-là alors que nous repartions dans ces terribles conditions ver la Guadeloupe, de recevoir dans notre boîte à lettres, le programme des excursions en Guadeloupe ! Mais pour qui nous prenait-on ? Et pourtant, j’étais malade ce jour-là, mais quand même assez lucide pour m’apercevoir de leur abjection ! Ce soir-là aussi, je constatais pour la première fois que nous étions coupés du monde extérieur, même les chaînes d’information qui nous relayaient à la France (TV5monde et France 24) arboraient un bel écran à l’effigie de Costa ! Enfin...
Il est 11 h 20 heure locale lorsque nous arrivons à Paris Orly. Mais en fait, pour nous, il est 6 h 20. Malgré ma très grande fatigue, je n’ai pas réussi à fermer l’œil durant le voyage. Nous avons hâte de rentrer chez nous. La première déception de la journée arrive bien vite, car aucun agent de la care team Costa ne nous attend comme convenu. Nous sommes livrés à nous-mêmes. 
Nous nous séparons de Nicolas qui lui a 5 h d’escale, et nous nous présentons à l’enregistrement d’Air France. L’aéroport est bondé, il est très difficile de tenir les distances de sécurité imposées en geste barrière au virus. Partout, les gens font la queue, pressés de rentrer chez eux. Arrive alors notre tour. Nous présentons nos 3 passeports en précisant que nous sommes rapatriés par Costa. L’agent retrouve notre réservation. Malheureusement, elle n’est pas payée donc pas confirmée. C’est la deuxième déception de la journée. N’est-ce pas honteux ? N’est-il pas scandaleux de nous abandonner ainsi après l’enfer de la veille ? Nous sommes atterrés. Et si déçus. Nous avait-on menti alors ? Je sens la petite dame qui est toujours avec nous, presque défaillir. Je la reprends pour la motiver. Nous nous traînons jusqu’au comptoir des ventes d’Air France pour savoir quelle solution s’offre à nous. Non seulement la réservation n’est pas confirmée, mais en plus, il n’y a plus de place sur ce vol. Les prochaines disponibilités sont pour le lendemain à 7 h 15. 
Ce nouvel agent est très compréhensif. Il nous laisse la possibilité d’envisager un voyage en train, mais renseignements pris immédiatement, les trains sont complets, nous réservons donc 3 places sur le vol du lendemain. À 357 € chacune ! Nous lui demandons comment accéder à aux hôtels de la zone aéroportuaire, il nous explique volontiers. Je me raccroche à son sens du service pour puiser un peu de réconfort.
Nous nous dirigeons maintenant en bas, à la recherche de quoi manger. Tout est fermé. Par bonheur, un agent en gilet orange nous indique le petit Carrefour City où nous achetons de quoi nous restaurer jusqu’au lendemain puis allons manger sur un banc, dehors. Chacun le nez sur notre téléphone portable, nous donnons des nouvelles à nos proches, inquiets. Le froid de Paris est saisissant, nous ne nous attardons pas et prenons le chemin du Cœur d’Orly à 15 min de marche à la recherche d’un hôtel. Ibis budget fera très bien l’affaire, moyennant 99 € de notre tiroir-caisse. Nous programmons un départ de l’hôtel à 5 h le lendemain. Mais plus tard dans la journée, alors que je procède à l’enregistrement en ligne, un message m’avertit que le vol est annulé et avancé à 6 h 15. Nous partirons donc à 4 h 30.
Au moment de l’enregistrement, l’incroyable se produit. Nous sommes refoulés, car sur liste d’attente. Impensable ! Comment peut-on acheter un billet 357 € et ne pas être certain de partir ? L’hôtesse au sol d’Air France nous dit que c’est la politique commerciale et qu’ils fonctionnent toujours ainsi. 15 min plus tard, nous sommes 50 personnes en liste d’attente. Les esprits s’échauffent, la tension monte. Comme nous n’avons pas de bagages, nous pouvons embarquer. Nous serrons fort dans nos mains la carte d’embarquement, un peu comme un sésame que l’on ne souhaite pas perdre, tout en nous dirigeant vers la porte B17. Nous passons hâtivement le contrôle de sécurité. La petite dame qui nous suit toujours oublie la bouteille d’eau qui est dans son sac et nous sommes arrêtés. Je la vois qui craque, je n’ai plus la force de la consoler. L’agent de sécurité lui confisque avec cependant beaucoup d’égard et nous nous asseyons dans la salle d’embarquement. Après presque 1 h de retard, nous sommes appelés, enfin, mais en scannant ma carte, l’agent d’escale s’exclame :- Ah, mais vous êtes en liste d’attente ?
Nous unissons nos voix tous les 3 pour lui expliquer que oui nous y étions, mais qu’on nous avait autorisés à nous rendre à l’embarquement. Il nous demande alors de patienter 10 min. J’ai l’impression d’attendre 10 heures. Jusqu’au bout. Oui, nous aurons eu la poisse jusqu’au bout. Et dire que j’avais mis toutes mes économies pour offrir cette croisière à mon mari, à l’occasion de sa retraite ! Quel fiasco ! Je ne peux même pas lui garantir un retour sans faille... Enfin, nous sommes invités à rejoindre l’appareil qui volera avec un personnel navigant en moins, donc avec 40 sièges vides. C’est le commandant de bord, une femme, qui nous explique cela. Sa voix est douce, et lorsqu’elle nous dit en fin de message de bien prendre soin de nous, je fonds en larmes, touchée par tant de prévenance.

À 8 h 25, nous touchons le sol de Provence. Ça y est, nous sommes chez nous.

Dernière heure

Le Costa Magica était aux abords des côtes martiniquaises depuis plusieurs jours. Hier, un membre d'équipage a été évacué vers le CHUM. Le navire est vide de passagers mais avec 970 membres d'équipage. Le bateau de croisière est désormais ancré au large de la Martinique. Il est en quarantaine.
Lonete Sophie • Publié le 19 mars 2020 à 14h19, mis à jour le 19 mars 2020 à 19h08 - France Info.


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